Retrouver le sens de notre vie par le repos et la contemplation
Le philosophe berlinois Byung Chul han poursuit son exploration de notre société contemporaine. Il ne se contente pas de décrire ses travers mais cherche à offrir des espaces de respiration, des ouvertures de vie et de sens pour l’être humain de notre siècle. Selon son habitude, il compose un court essai, où il reprend nombre de ses thèmes favoris déjà traités dans ses ouvrages précédents : le dérèglement de notre rapport au temps et au créé, l’importance des rituels et des fêtes, l’essence relationnel de notre bonheur profond. Il procède ainsi par petites touches et en raffinant ses analyses précédentes. Il ne s’agit d’offrir de longs raisonnements accablant son lecteur de preuves et d’exemples, mais de dépeindre, de façon presque impressionniste et par délicates touches, un horizon destiné à le faire méditer lui-même. Au lecteur d’être touché ou pas, d’être mis en route ou pas. Il est frappant de voir combien plusieurs de ces thèmes rejoignent non seulement l’approche religieuse du réel, et même, plus spécifiquement, des accents majeurs du pape François .
Redécouvrir la valeur de l’inactivité et la valeur des rites
La thèse majeure de ce livre est que nous avons excessivement bâti notre société sur l’action en perdant de vue la valeur de l’inactivité ou ce qui peut apparaître telle aux yeux d’un observateur inattentif. Dans notre monde, « we cannot access the riches of the realm of inactivity. Inactivity is a radiance within human existence. Today, it has paled into an emptiness within activity” . Dans notre société de l’hyperactivité, et conséquemment de la fatigue et du burn-out , le loisir n’est qu’une pause dans le rythme frénétique de l’activité, un moment d’ailleurs où les activités peuvent être encore plus nombreuses et épuisantes au lieu de reposer le sujet : « Under capitalist relations of production, inactivity returns in the form of an encapsulated outside. We call it ‘leisure time’ » . Or, ce qui nourrit en profondeur la vie humaine n’est pas l’activité mais bien le repos : « The ultimate purpose of all human endeavour is inactivity » . C’est pourquoi le shabbat est un élément si essentiel de la Bible : « During the Sabbath, all activity must cease. No business may be pursued. Essential to the Sabbath are inactivity and the suspension of economic life » . Il y a dans les temps de fêtes communautaires ou familiales, dans les temps de jeux, de silence et de prière, un aliment essential qui désaltère les âmes : « We owe true happiness to the useless and purposeless, to what is intentionally convoluted, what is unproductive, indirect, exuberant, superfluous, to beautiful forms and gestures that have no use” . C’est dans les temps forts liturgiques que l’on éprouve la radiance de la vie: « Ritual practices, in which inactivity plays a major role, elevate us above mere life […] Ritual fasting renews life by enlivening the senses. It gives back to life its vitality, its radiance » .
Dans notre société, il n’y a plus beaucoup d’espace pour le silence, l’écoute et le mûrissement lent. Y dominent l’impatience et la recherche de satisfactions immédiates et individuelles. « In this form of life, every need must be satisfied at once. We are impatient if we are told to wait for something to slowly ripen. All that matter are short-term effects and quick gains » . Il est important, comme le disent d’ailleurs les pédopsychiatres, de pouvoir expérimenter l’ennui : « When we lose the capacity to experience boredom, we also lose access to the activities that rest on it: Boredom, however, no longer has a place in our lives. The activities that were secretly and intimately connected with boredom are dying out » . Le thème des fêtes et des rituels traverse tout le reste du livre comme toute l’œuvre de Byung Chul Han.
Planète et repos.
Son propos ne se réduit pas à l’individu mais aborde aussi ce que ce notre mode de production et de vie fait à la planète. Il rejoint ci souvent les propos du pape François dans ses interventions sur la question. Notre attitude vis-à-vis de la production et de l’activité explique en grande mesure ce que nous avons fait subir à la planète. Le grand défi auquel l’humanité fait face est d’entrer dans ce nouveau rythme également pour ce qui touche à la Terre. « The rescue of the earth depends on this ethics of inactivity » . L’attitude prédatrice envers autrui est bien en effet celle qui caractérise également notre rapport au cosmos : « The Anthropocene marks the precise moment that nature is completely absorbed into and exploited by human action » . L’apocalypse ne viendra pas d’un brusque bouleversement de ce que nous vivons mais tout simplement, pour ainsi dire, de la poursuite de la course folle où nous sommes engagés : « What is catastrophic is the event-less continuation of what is now » . De ce fait, pour nous sauver, il faudrait être capable d’interrompre ce cap : « What would save us would therefore be a radical interruption of the now. Only an angel of inactivity would be able to arrest the human action that inevitably becomes apocalyptic » . Au vu de la situation actuelle, “given the scale of the natural disasters we face, ‘environmental protection’ is an insufficient concept. What we need is a radically transformed relationship to nature […] There can be no doubt that the determination to act is necessary in order to rectify the catastrophic consequences of human intervention in nature” . Tant il est vrai que “The fate of the earth depends on our ability to listen to the earth” . Mais sommes-nous encore capables de changer de cap en changeant de rythme ? Il est permis d’être sceptique même s’il nous est interdit de désespérer.
La fascination pour l’action chez Hannah Arendt
Un des auteurs majeurs qui a, magnifiquement du reste, parlé du mystère de l’action au siècle dernier est incontestablement la philosophe allemande disciple de Heidegger, Hannah Arendt. Et c’est sans doute du premier Heidegger que Hannah Arendt a tiré sa mystique de l’action : « Like Hannah Arendt, the early Heidegger was animated by the pathos of action » . Il observe que cet oubli du shabbat et cet éloge de l’action est quelque peu étrange chez un penseur juif : « Arendt was a Jewish thinker, but her thought lacks the dimension of the Sabbath » . Mais elle aurait pu trouver cette dimension aussi dans sa chère culture grecque. Mais là aussi elle l’oublie. Il y a en effet trois espaces coordonnées chez les Grecs : « the Greek polis consists of three spaces: oikos, agora and temenos. Arendt ignores the temenos” . Ce dernier est l’espace clos du Temple et du sacré. “Temenos is a templum, a consecrated, holy place, a temple, a place of contemplative vision. The word ‘contemplation’ is derived from templum” .
Ainsi il n’y a pas d’espace pour les rites et les fêtes dans le monde d’Arendt : « There are no divine festivals in Arendt’s polis. Festivals, rituals and games have no place in her thought, which is dominated by the pathos of action” . La valeur absolue pour elle est la liberté, laquelle s’acquiert par l’action. « Arendt’s insistence on isolating the political sphere from the economic and social is a result of her messianism of freedom, her soteriological urge to create a space of freedom beyond the needs and necessities of mere life » . Ce sont ces moments séparés et saints, de repos et de contemplation, qui donnent sel à la vie et qui procurent le vrai bonheur. Mais du coup, « happiness comes from inactivity. This is perhaps why Arendt views human happiness with such contempt” . Ou encore, “festivals are an expression of abundant life; they are an intense form of life. In the festival, life refers to itself, rather than pursuing aims outside of itself. It suspends action” .
Ce n’est pas que la vie active soit inutile ou à supprimer. Mais sans la vie contemplative, la vie active est aveugle et dépourvue de sens. Du coup, « the future of humanity depends not on the power of people who act but on the resuscitation of the capacity for contemplation – that is, on the very capacity that does not act. If it does not incorporate the vita contemplativa, the vita activa degenerates into hyperactivity, and culminates in the burnout not only of the psyche but of the whole planet” . On retrouve cet intérêt ancien pour le burn-out comme le symptôme le plus révélateur de notre civilisation. Nous ne savons plus être attentif ; nous ne savons plus écouter ; nous ne savons plus prier. En effet, « religion requires a particular form of attention. Malebranche called attention the natural prayer of the soul. Today, souls no longer pray. It is the soul’s hyperactivity that accounts for the demise of religious experience. The crisis of religion is a crisis of attention” , tant il est vrai que “‘to listen’ is the verb of religion, whereas ‘to act’ is the verb of history” . La religion et la contemplation relient le soi au monde et aux autres. C’est ce qu’avaient bien vu des romantiques comme Novalis : « As Novalis saw it, nothing in the world stands in isolation. Everything flows into everything else. Everything is entangled » .
Nous sommes dans une époque de narcissisme exacerbé, renforcé par les réseaux sociaux et l’exhibitionnisme d’un moi fragile qui recherche ses assurances à l’extérieur dans une course épuisante à la reconnaissance. « Selflessness is essential to religious experience, so in the age of narcissistic self-production and self-exhibition, religion loses its foundation. Self-production is more damaging to religion than is atheism » . Même des auteurs rationalists du 20ème siècle comme Walter Benjamin l’avaient vu : « It is a mistake to reject as rapturous, untimely, or regressive the Romantic longing for a connection with the whole, with nature, with the universe. For Walter Benjamin, this longing is fundamental to humanity » .
Une parabole.
Pour conclure, sans conclure selon sa manière, il reprend et commente une parabole de Giorgio Agamben . Ou plutôt une histoire qui proviendrait au départ de walter Benjamin : « In The Coming Community, Agamben mentions a parable about the coming of the Messiah that Walter Benjamin had apparently told one evening to Ernst Bloch. Bloch tells the story as follows » . “A rabbi, a real cabalist, once said that in order to establish the reign of peace it is not necessary to destroy everything nor to begin a completely new world. It is sufficient to displace this cup or this bush or this stone just a little, and thus everything. But this small displacement is so difficult to achieve and its measure is so difficult to find that, with regard to the world, humans are incapable of it and it is necessary that the Messiah come. Benjamin’s version of the story goes like this: ‘The Hasidim have a saying about the world to come. Everything there will be arranged just as it is with us. The room we have now will be just the same in the world to come; where our child lies sleeping, it will sleep in the world to come. The clothes we are wearing we shall also wear in the next world. Everything will be the same as here – only a little bit different. In the world to come, everything will be as it is now, and nothing will be added, but it will be a little bit different’” .
Cette parabole s’inspire des discussions sur le temps messianiques qui se trouve dans le talmud de Babylone au traité Sanhédrin. Les temps messianiques seront-ils radicalement différents de notre temps ou au contraire extrêmement proches mais signalés seulement par une différence, un écart avec le temps présent (par exemple, la vraie liberté sur la terre, un shabbat vraiment accompli, etc.). Ce premier récit propose une lecture où tout ressemble à s’y méprendre à notre temps, mais avec un je ne sais quoi de différent. On pourrait parler d’un point de vue chrétien du Royaume des cieux qui apparaît comme un goût dans le présent qui ne change apparemment rien au réel tel qu’il est mais qui en réalité le fait vivre de façon tout à fait différente.
Mais Byung Chul Han relève que le poète Novalis a une version proche de l’histoire du rabbin. “‘In the future world everything is as it is in the former world – and yet everything is quite different’”. Ainsi “the future world is identical with the present reality. Nothing is added, and nothing is removed. And yet everything is quite different. The future world is topsy-turvy, but in a reasonable way. Things touch and permeate each other. Nothing is isolated. Nothing rests in itself. Nothing affirms itself. There are no rigid boundaries that separate things from each other” . Nous retrouvons in fine le “tout est lié” du pape .
Conclusion.
Il y a un auteur qui avait en substance et avec prescience dit tout ce que nous dit Byung Chul Han dans cet opuscule, c’est notre Charles Péguy : « « Il y a des hommes qui ne dorment pas. Je n’aime pas celui qui ne dort pas, dit Dieu. Le sommeil est l’ami de l’homme. Le sommeil est l’ami de Dieu. Le sommeil est peut-être ma plus belle création. Et moi-même je me suis reposé le septième jour. Celui qui a le cœur pur, dort. Et celui qui dort a le cœur pur. C’est le grand secret d’être infatigable comme un enfant. Or on me dit qu’il y a des hommes qui travaillent bien et qui dorment mal. Qui ne dorment pas, comme l’enfant se couche innocent dans les bras de sa mère, ainsi ils ne se couchent point innocents dans les bras de ma Providence. Ils ont le courage de travailler. Ils n’ont pas le courage de ne rien faire. De se détendre. De se reposer. De dormir » .