Le nombre des livres sur Jésus foisonne. Le grand exégète suisse Daniel Marguerat a voulu, lui aussi, faire sa synthèse. Il s’agit donc d’un livre ‘grand public’ sur le Jésus de l’histoire. Le projet est donc proche de celui de l’historien catholique américain JP Meier (faire le point sur le Jésus de l’histoire) et en même temps différent, puisqu’il s’agit de faire court (il se rapprocherait davantage de l’essai de Jacques Schlosser il y a tout juste 20 ans). De manière curieuse, le livre, assez court en lui-même, aurait pu l’être encore davantage car il inclut une troisième partie, intitulée « Jésus après Jésus » qui est intéressante certes mais hors sujet pour trois chapitres (279-346). Ce qui fait que la partie consacrée à Jésus dans l’histoire ne fait que 270 pages environ (remarquable concision). L’auteur fait montre de ses qualités habituelles : le livre est extrêmement bien informé, clair, pédagogique, équilibré.
Les conclusions auxquelles il parvient sont assez classiques par rapport à la recherche actuelle. Il y a ça ou là des expressions particulièrement heureuses comme, par exemple, p. 202: « Jésus n’a pas dit ce qu’il était, il a fait ce qu’il était ». Bien sûr, on discutera à l’occasion telles positions ou affirmations. Quels seraient les points que je désirais nuancer voire même contester?
Lorsqu’il écrit, « les évangiles apocryphes sortis de l’ombre livrent des aspects méconnus de Jésus »(10), je suis d’accord avec JP Meier qui conteste radicalement cette affirmation. Et rien d’ailleurs dans le livre ne vient plus tard donner de la chair à cette affirmation. Ces écrits nous en disent effectivement beaucoup sur certaines formes de christianisme au deuxième et troisième siècle mais pas sur Jésus (et donc également sur Judas, p. 242 !).
Sur la question de la naissance de Jésus, page 58, il semble souscrire assez volontiers à l’hypothèse du mamzer, du bâtard. Mais cette hypothèse me paraît très fragile. En effet, une telle situation aurait été davantage utilisée dans la polémique contre lui et elle est par ailleurs plutôt contradictoire avec l’hypothèse selon laquelle il aurait eu au minimum quatre frères et deux sœurs (cf. p. 64). You can’t have it both ways. Donc mentionner de nouveau cette hypothèse pour expliquer son célibat me paraît inutile (cf. p. 96).
D’un point de vue plus sémantique mais pas anecdotique, il me paraît anachronique – et donc inexact – d’employer assez systématiquement l’expression Palestine (cf. 65, 67 etc.) pour parler de la terre d’Israël avant l’année 135. Il y a également par ailleurs, me semble-t-il, une erreur consistant à dire que son nom serait ‘yeshu’. Ce terme péjoratif n’est employé que dans la tradition juive beaucoup plus tardive et n’a pas d’équivalent à l’époque. Son nom est bien yeshua (l’enjeu est important dans l’Israël d’aujourd’hui). De même, il me semble que parler du « Sanhédrin de Jamnia » reflète un état ancien de la recherche et doit être abandonné.
Sur l’absence de l’enseignement de Jésus dans les écrits pauliniens (cf. p. 29), Daniel M. donne deux raisons qui sont possibles mais nullement contraignantes. Il est toujours difficile de faire parler un silence. Ce qui est dit là ne répond pas entièrement à la question plus précise de pourquoi Paul n’utilise-t-il pas davantage Jésus dans ses argumentations.
Lorsqu’il parle de la poésie du royaume (134), il pourrait insister davantage, plus clairement, sur la théologie de la création de Jésus (cf. aussi pp. 167, 168).
Sur la question des lois rituelles, il me semble qu’il est trop bienveillant avec Marc 7 et qu’il faut considérer comme post-pascale toute contestation de la cacherout (161). Je rejoins ici Yair Furstenberg qui n’est malheureusement pas cité.
Sur la question du centurion de Capharnaüm, il valide l’hypothèse « centurion » tandis que celle de « l’officier royal » de Jean me paraît plus vraisemblable (171).
Sur la question du changement de nom de Simon (187), il écrit : « Il l’a doté du surnom Kéfas pour signifier sa solidité et peut-être son obstination » me paraît à la fois hasardeux et trop faible. Un terme qui signifie « rocher » et qui est attribué à Dieu dans les Ecritures ne peut pas être un simple sobriquet bâti sur le caractère. En tout cas cette hypothèse d’un nom de mission me paraît nettement plus vraisemblable.
Un problème classique se pose au fil de la lecture, et tous les auteurs qui écrivent sur Jésus le font régulièrement. Il s’agit d’affirmer en passant que telle ou telle parole « à une authenticité difficilement contestable » (189). Il serait bon toujours dans ce cas de donner quelques arguments en ce sens. C’est ainsi que Daniel M. s’appuie sur ce que j’ai appelé les annonces lucaniennes de la Passion (230-231) pour essayer de rendre compte des sentiments de Jésus avant sa montée à Jérusalem. Ici je suis plus sceptique que lui puisque je considère que ces passages, qui ne se trouvent que dans Luc, sont une création de celui-ci, justement pour équilibrer le côté à la fois sec, répétitif, et au fond peu vraisemblable, des trois annonces marciennes de la passion. Or il ne dit pas pourquoi il considère ces passages comme authentiques.
Sur la question du « fils de l’homme », je le rejoins assez largement mais il faut tout de même distinguer fortement le terme ‘messie’ (quasiment absent dans la bouche de Jésus) du terme « fils de l’homme » (présent exclusivement et souvent sur ses lèvres). Ainsi, dire «qu’il ne se revendique jamais ouvertement comme le messie ou le fils de l’homme » (212) ne me paraît pas entièrement juste. D’ailleurs le reste du développement fait largement droit à la différence.
Dans la série, naturellement inévitable, pour une publication grand public, des affirmations un peu rapides, on peut mentionner celle selon laquelle « Qumran attendait trois messies : le Messie prêtre, le Messie roi et le Messie prophète »(214). La littérature sur Qumran me paraît beaucoup plus prudente! Dans le même ordre d’idées, il me paraît un peu rapide d’affirmer: « cette notion, que n’avait jamais imaginé la foi d’Israël, d’un Messie souffrant »(217). Il me semble que les travaux de Daniel Boyarin établissent le contraire. Certes c’était une conception marginale mais elle ne parait pas entièrement « nouvelle ».
Sur l’affirmation que Domitien aurait eu confirmation par deux petits neveux de Jésus que la famille était d’ascendance davidique, je suis également plus sceptique que lui qui en conclut que « l’appartenance de Jésus à la descendance de David ne serait donc pas le fruit de la croyance chrétienne »(218). Là encore si la chose avait été fortement affirmée par Jésus ou considérée comme connue à l’époque, elle aurait dû susciter bien davantage de débats dont les évangiles devraient garder la trace.
Lorsqu’il écrit « le courant puissant au sein de la civilisation occidentale : l’un et le christianisme, l’autre l’antisémitisme »(225), il ne me semble pas complètement légitime de mettre sur le même plan ces deux « ismes ». Et je suis le premier convaincu qu’il y a eu beaucoup d’antisémitisme dans l’histoire! Mais même en reconnaissant cela, le parallèle me paraît excessif.
Je suis assez d’accord sur le déroulé du procès et la crucifixion. Nous verrons si J.P. Meier le rejoint ! Sur la résurrection, il est tout à fait exact de dire avec Jean Zumstein que « la résurrection de Jésus n’entre pas dans le champ d’analyse balayée par la méthode historico-critique »(262). Les témoignages et déclarations sur la résurrection sont, quant à eux, historiques. La même objection avait d’ailleurs été faite lors du congrès des RSR à propos de la déclaration liminaire faite par JP Meier qu’il ne traiterait pas la question de la résurrection.
Sur la question des visions du Ressuscité, la présentation et plutôt convaincante. Reste, qu’avec d’autres, je pense qu’un tombeau fermé et plein (270) aurait été un obstacle important à la prédication. En revanche, je consonne plutôt avec l’affirmation selon laquelle « il y a continuité entre la vie du Nazaréen et la foi pascale de ses disciples » (273). Il y a une belle citation de Jens Schröter : « il y a donc une continuité personnelle entre le temps pré- et le temps post-pascal°: les expériences que celles et ceux qui suivaient Jésus ont faites durant son activité terrestre constituent le fondement des expériences pascales qui, dès lors, sans être reliées à l’activité de Jésus, seraient incompréhensibles » (273). A ces remarques près, qui ouvrent un débat possible, ce livre clair pourra être lu avec profit.