Disons-le d’emblée: c’est un livre important. Philosophe et mathématicien, entre autres, Olivier Rey interroge notre civilisation, la façon dont notre monde va et pourquoi il court, si vite et avec tant d’énergie, vers un ‘monde’ invivable’. S’appuyant sur la pensée de penseurs aujourd’hui méconnus comme Ivan Illich et Leopold Kohr, il déploie un éloge de la mesure et une critique précise et rigoureuse de ceux qui veulent ignorer les limites. Nous vivons dans un monde limité, que nous le voulions ou non, et à le nier, nous altérons notre rapport au monde. En lisant je ne cessai d’acquiescer intérieurement à nombre d’observations pertinentes. Le ton n’est nullement apocalyptique ou réactionnaire. A mettre l’économie comme valeur ultime, et en son sein la croissance comme objectif suprême, on rapetisse la vie humaine, on la rend malheureuse et vaine au fond. Innombrables sont les citations que je pourrais faire pour inciter à lire cet ouvrage accessible dont la première moitié notamment se lit très aisément – il y a un petit cap un peu plus délicat aux deux tiers – et qui éclaire puissamment le monde dans lequel nous vivons. Considérations anthropologiques et écologiques se conjuguent pour observer que: « Comme Bergson l’avait remarqué, à l’échelle des temps géologiques l’être humain a été façonné par et pour une vie en très petites sociétés. Les facultés d’adaptation dont il fait preuve sont extraordinaires, mais elles ont malgré tout leurs limites, au-delà desquelles toutes ses capacités sont prises de court. Nous devrions, de ce fait, nous abstenir de former des sociétés trop grandes. Cela d’autant que, contrairement à l’idée répandue qui associe le petit nombre au primitif, le plus haut degré de civilisation s’accommode de tailles modestes ». Ou encore: « Prenons l’exemple de la philosophie politique. En Grèce ancienne, on était très conscient du rôle déterminant joué par la taille d’une population. On savait que l’être humain n’est pas fait pour vivre isolé – pas seulement parce que, abandonné à ses seuls moyens, il mènerait une existence matérielle misérable, mais parce qu’il est un être social, le « vivant politique » (zôon politikon) qui a besoin d’évoluer parmi ses semblables et d’œuvrer avec eux ». Il remarque combien la logique des réseaux sociaux s’oppose à ce qui faisait la réputation d’un homme dans le monde antique ou rural d’il y a peu: « La bonne opinion des amis et des voisins, qui naguère indiquait à un homme qu’il avait mené une vie utile, reposait sur une appréciation de ce qu’il avait accompli. Aujourd’hui, les hommes sont avides d’une forme de reconnaissance qui applaudit non leurs actions, mais leurs caractéristiques personnelles. Ils ne souhaitent pas tant être estimés qu’admirés. Ils ne cherchent pas la bonne réputation mais l’excitation et les éclats de la célébrité. Ils veulent être enviés plutôt que respectés ». On croise en passant Gilbert Chesterton, Thomas d’Aquin, Eric Voegelin, René Girard (« un monde sans différences ni frontières ne serait-il pas en paix ? Il n’y a pas d’idée plus erronée. La menace la plus redoutable qui pèse sur les sociétés humaines est l’anomie par décomposition interne, la guerre de tous contre tous – et cet état de décomposition survient à travers des phénomènes de mimétisme généralisé ») et bien d’autres. « Frappante est avant tout l’obésité de tous les systèmes actuels, cette “grossesse diabolique”, comme dit Susan Sontag du cancer, qui est celle de nos dispositifs d’information, de communication, de mémoire, de stockage, de production et de destruction, tellement pléthoriques qu’ils sont assurés à l’avance de ne plus pouvoir servir. […] Tant de choses sont produites et accumulées qu’elles n’auront plus jamais le temps de servir… Remarquons par ailleurs que si la vie est croissance, elle est croissance dans certaines limites. La plupart des organismes, une fois une certaine taille atteinte, cessent de grandir, ce qui en fait de mauvais exemples pour justifier une croissance infinie…. Répétons-le : le sens de l’histoire, c’est l’enflure…. Le règne de la société de consommation est désormais tel que l’immaturité générale qu’elle organise et entretient nous empêche de mettre un frein à nos avidités, nous rend inaptes à trouver satisfaction dans le limité ». Tout lecteur de bonne volonté y trouvera une mine de réflexions sans jamais tomber dans la désespérance. Un livre majeur.
Porte cierge
Je ne peux qu’aller dans votre sens. Livre, ô combien, d’actualité et essentiel. Livre pertinent comme tous ceux de l’auteur qui n’est pas suffisamment connu.
Marc Rastoin
Merci . vous avez raison.