« Situation de la France » de Pierre Manent est un court essai important. Plus qu’important, il est du devoir d’un européen réfléchissant à l’avenir de sa civilisation de le lire et de le méditer. Oeuvre de raison, il cherche à présenter avec rigueur et précision la situation présente de la France mais, plus largement, en réalité, de l’Europe. Il montre comment la conviction largement répandue de la fin de la religion se heurte à un islam certes en crise mais aussi en croissance. Il démonte les illusions d’une laïcité dite « à la française » dont le monde médiatique abreuve le pays. Relevons quelques phrases clefs, plusieurs formules justes: « C’est dans un monde marqué par l’effort, l’avancée, la poussée de l’islam que nous devons vivre et agir » (61). Cette phrase aussi décrit très bien notre situation: « Le cours particulier de notre histoire nous a conduit à regarder la religion comme une opinion individuelle, une chose privée, un sentiment ultimement incommunicable… Que la religion, celle-ci ou une autre, puisse motiver les hommes aujourd’hui, c’est ce qui est proprement inconcevable pour l’Européen éclairé » (17)(on notera le terme « européen » plutôt que « français » ici, là encore à juste titre). Il parle de la « foi laïque » dans l’État (très ‘française’ pour le coup, p. 38) ou encore : « Le religieux est « séparé » du politique soit mais que faisons-nous alors de la proposition chrétienne hors de laquelle, attraction ou répulsion, l’histoire de l’Europe perd son ressort et son sens? La séparation est un abri, un alibi, commode pour les Européens qui, depuis deux générations, refusent de poser la question politique et la question religieuse hors desquelles la vie de l’Europe perd tout sens » (101)(on notera le « deux générations » ce qui nous ramène à 68). D’où une affirmation forte : « Contrairement à ce que croient presque tous les partis, la seule chance d’une participation tolérablement heureuse de l’islam à la vie européenne réside dans le regain des nations et non dans leur effacement » (110). Il y a une incapacité à voir le tout politique, le corps social, au profit de revendications purement individuelles de « droits ». Il en arrive donc à la question « comment imaginer une rencontre heureuse entre un islam ‘fort’ et une nation ‘faible’ ? » Les pages 124-125 sont lumineuses sur « l’islamisation par défaut » vécue par le continent européen, l’espace pas assez vraiment ‘politique’ de l’Union européenne : ainsi « cette islamisation par défaut est la vérité latente de notre situation » (125). Il appelle ensuite à revenir à un gouvernement plus représentatif, cessant de se défausser sur Bruxelles des vrais décisions et qui ait l’autorité pour demander qu’existe un véritable islam de France indépendant des pays étrangers (or l’islam a toujours privilégié la forme ‘impériale’ se moquant des frontières en son sein, à la forme ‘nationale’). Il finit avec l’analogie des catholiques qui eux aussi ont dû lutter pour concilier leur appartenance radicale au corps de l’Église (et à son ‘chef’ le pape) et leur identité de citoyens français (et ce ne fut- et n’est pas – simple) : « Les musulmans deviendront vraiment citoyens, non en se séparant ou s’abstrayant de leur religion, mais en se voyant comme musulmans membres de la communauté nationale » (146). Et les catholiques alors ? « une longue période de tranquillité s’achève (ce n’est pas exactement le terme que j’emploierais mais bon !). Une période d’épreuve commence, aussi décisive pour la physionomie ultérieure du catholicisme, et donc de la France, qu’ont pu l’être la Révolution ou la Seconde Guerre Mondiale. Les catholiques le sentent… Les catholiques sont tentés de répondre aux défis qui les assaillent en adoptant la posture défensive et réactive qui fut on le sait leur habitus de prédilection à l’époque moderne. Clercs et laïcs serrent les rangs et cherchent refuge dans la forteresse catholique, rétrécie et ébréchée certes, mais qui a encore de quoi faire route longtemps dans des sociétés européennes désormais déchirées entre l’archaïsme des mœurs musulmanes et le nihilisme des mœurs occidentales. « (154-155). Le jugement qui suit immédiatement est sévère mais pas faux hélas : « Comme toute réponse simplement réactive, elle n’est ni noble ni judicieuse politiquement et bien sûr, en termes proprement religieux, elle témoigne d’une espérance et d’une charité défaillante » (156). Après le constat, l’analyse, il propose une ligne d’action. Elle est prudente (les chances de réussite sont « modestes » 164) et non utopique. Qu’en dire ? Pour ce qui est du fond du constat je consonne avec l’essentiel. J’ai une critique cependant : Malgré une mention à l’occasion, il ne mentionne pas assez l’importance du facteur démographique. C’est en premier lieu l’implosion démographique de l’Europe autrefois chrétienne qui est signe et symptôme de l’épuisement (culturel, civilisationnel) des peuples européens. Je pense qu’il ne le nierait pas mais qu’il dirait qu’il a voulu d’abord souligner la part de cécité proprement ‘intellectuelle’ dans le processus en cours. C’est ce facteur là qui rend à mon sens son projet de compromis historique à la fois séduisant, honorablement optimiste mais peu probable au plan historique. Néanmoins une lecture nécessaire dans les temps qui sont les nôtres… Un débat sur son livre réunira Cécile Renouard, Rachid Benzine, Antoine Arjakovsky, Frédéric Louzeau, Richard Prasquier et G. de Ligio le 7 janvier 2016 aux Bernardins.
LIVRE – 01/10/2015 – Editeur : DESCLEE DE BROUWER