Film – 8 février 2017 – de Martin Scorsese avec Andrew Garfield, Adam Driver et Issei Ogata.
Shusaku Endo, auteur en 1966 du livre Chinmoku (‘Silence’), est l’un des plus grands écrivains japonais du 20ème siècle et Martin Scorsese est, sans conteste, l’un des plus grands réalisateurs des 40 dernières années. Leur rencontre promettait beaucoup : elle ne déçoit pas. Tous deux sont des catholiques aux marges, tourmentés, inquiets, mais jamais ils n’ont voulu renier leur baptême. La figure du Christ, tout comme la question de la foi, sont demeurées brûlantes pour tous deux. Premier étudiant japonais à venir étudier en France après la guerre, Endo découvrit la grande littérature catholique de l’époque, Graham Greene notamment, dont l’influence est claire dans le livre. Silence fut traduit par le jésuite irlandais William Johnson et la traduction anglaise contribua à la diffusion mondiale de l’œuvre. Projet dont Scorsese rêvait depuis trente ans, ce film bénéficie de grands moyens et d’un casting remarquable. Il se veut fidèle au livre, à sa trame narrative comme à son atmosphère unique. C’est un Japon de la pluie et de la boue, de la grande pauvreté de ses paysans écrasés de taxes, que nous découvrons. Les images, filmées sur la côte sauvage de Taiwan, sont superbes et la réalisation étonnamment sage. Scorsese a vraiment voulu se mettre au service de l’histoire. Entrer dans un style plus épuré, plus contemplatif en quelque sorte. Les acteurs sont bons et l’un d’entre eux, Issei Ogata, qui joue le rôle du grand inquisiteur japonais Inoue Masashige (1585-1661), est inoubliable. La musique, originale, s’appuie beaucoup sur les sons de la nature et se fait discrète, ce qui est bien.
Le fond du récit s’inspire d’un fait réel. L’apostasie sous la torture du père Cristovao Ferreira en 1633 provoque l’envoi de nouveaux jésuites qui veulent, soit vérifier que cette information est fausse soit inciter Ferreira à faire pénitence. Les deux jeunes jésuites, Sebastião Rodrigues et Francisco Garrpe, arrivent à convaincre leur supérieur de partir vers une mort quasi certaine tant la persécution a atteint un niveau tel que survivre plus de quelques semaines est presque impossible pour des Occidentaux. Ils découvrent alors de leurs yeux l’intensité des persécutions et la cruauté des tortures infligées aux milliers de catholiques qui subsistent encore. L’extraordinaire succès de la mission dans les premières décennies avec la conversion de daimyos importants, la construction de nombreuses églises et des milliers de baptêmes, n’est plus alors qu’un lointain souvenir.
Pourquoi une telle persécution organisée par le shogun alors même que le catholicisme se développait pacifiquement ? La raison en est simple : des étrangers, pas totalement désintéressés, ont informé les autorités que l’évangélisation n’était que le premier pas avant la colonisation comme cela se produisait aux Philippines, que le but ultime des Portugais et des Espagnols était la conquête. Pour éviter qu’une cinquième colonne chrétienne ne facilite le projet, le shogun décida d’éradiquer totalement le christianisme et de fermer le pays aux contacts avec l’Europe. Peut-on entièrement lui donner tort au plan politique ? Les dialogues entre le Grand Inquisiteur Inoué et Rodrigues révèlent cette dimension proprement politique de l’évangélisation et les ambiguïtés du lien avec un pouvoir au moins potentiellement colonial : Saint François Xavier avait déjà dénoncé cela avec force en Inde. Une première lecture du film porte sur la question de l’inculturation et du caractère très européen de cette église. Comment faire naître un christianisme proprement japonais ? C’était une question qui taraudait Endo. Mais la question se redouble : quelle vision du Christ peut être proposée au peuple japonais ? Celle du Ressuscité, rayonnant de gloire et de puissance ? Ou celle du Crucifié, humilié et silencieux ?
Silence ne peut laisser indifférent. Il contraint à entrer dans des questions spirituelles délicates. Quel sens peut avoir le martyr ? Que veut dire évangéliser ? Sur le fond, la proposition de Endo, suivi par Scorsese, théologique peut-on dire, est de se demander si la Croix n’est pas l’élément vraiment distinctif du christianisme, une acceptation du silence de Dieu dans l’histoire, en solidarité avec les faibles et les humiliés. Le visage du Christ ne se révèle pas plutôt sur la Croix que dans la gloire de la résurrection ? Dieu peut-il vraiment attendre de ses enfants qu’ils sacrifient non seulement leur vie mais celles de ceux qu’ils aiment pour confesser son nom ? Nous voyons des parents accepter la mort de leurs jeunes enfants, des prêtres endurer que les personnes qu’ils ont évangélisées soient longuement torturées. Qui est fort et qui est faible ? Celui qui accepte l’humiliation de l’apostasie pour faire vivre une famille est-il un méprisable traître ou quelqu’un qui entre douloureusement dans le mystère du Christ lui-même ? Endo souffrait d’un complexe vis-à-vis de son frère aîné et se considérait comme un faible : il avait une tendresse particulière pour les faibles et les lâches, à l’image du chrétien Kichijiro qui trahit tant et plus dans le récit sans pour autant pouvoir complètement abandonner la foi. Le Christ n’est-il pas venu autant pour les faibles que pour les forts ? N’y a-t-il pas une part d’orgueil dans l’obstination de certains martyrs ? Pour autant, dans le livre comme dans le film, on ne peut s’empêcher d’être touché par la foi simple et forte de ces kakure kirishitan, ces chrétiens cachés. Le catéchiste chef de village et martyr est une magnifique figure. Ils rêvaient du paradis et d’un Dieu pour qui ils existaient vraiment. Ils ne voulaient pas le lâcher. Certains pourront y voir un ‘opium du peuple’. Il me semble que l’on peut y lire le souci de Dieu pour toutes ses créatures, en particulier pour les vaincus de l’histoire, les anonymes, les miséreux et les souffrants. Le visage du Christ, qui apparait fugacement dans le film et que Scorsese emprunte à El Greco, rappelle le visage du Christ clown de Rouault qu’aimait Endo. Silence commence avec une réflexion sur le Japon comme étant comme un marais où la fleur du Christianisme ne peut pas éclore. A la fin, on se demande si le Christ des chrétiens japonais persécutés ne nous aide pas davantage à entrer en communion avec le Christ en son humanité, en sa Passion, en sa radicale solidarité avec tous les petits.