Qu’était la tragédie grecque? Les œuvres qui nous sont parvenues sont-elles représentatives? Les conceptions de l’idéalisme allemand qui ont tant marqué notre vision des Grecs sont-elles erronées ou substantiellement correctes? Dans cet ouvrage passionnant et non dépourvu d’humour, l’auteur nous plonge dans une tentative de s’approcher au plus près de ce qui est possible de ce que fut la tragédie grecque. « Entre la tragédie et nous est intervenue la littérature. Depuis un peu plus de deux siècles,
nous vivons sous un régime de l’art du langage auquel nous avons tendance à rapporter à notre insu tout
ce qui existait précédemment. Nous lisons les textes anciens à travers le filtre insidieux d’un art
autonome, à vocation universelle, d’une intellectualité supérieure, détaché le plus possible de son
contexte – des lieux, des temps et des dieux. Or, rien de cette littérature-là n’existait à Athènes au Ve siècle avant notre ère ». En regardant de plus près, on voit qu’il y a eu une sélection d’œuvres qui ne sont pas représentatives de l’immense corpus théâtral grec: « Que nous dit en effet de la tragédie cette tragédie sans tragique ? […] quatre [points]: la tragédie n’a rien à voir avec ce qu’on nomme communément le tragique : […] la tragédie était dotée de pouvoirs pour nous inconcevables, comme celui d’agir sur le corps des spectateurs et de le guérir : ce qu’Aristote appelle la catharsis, terme dont il faut à tout prix restaurer le sens physiologique originel; Le lieu, l’idée, le corps, le dieu : tels seront les quatre côtés de ce Tombeau d’Oedipe, par lesquels se manifeste l’étrangeté absolue de la tragédie grecque ». Réaliser qu’il y avait de très corporel dans l’expérience du théâtre grecque, une expérience de type religieux, est un des découvertes de cet ouvrage: « L’utilisation du terme même de représentation pour décrire le fonctionnement de la tragédie athénienne induit déjà en erreur. Il serait plus juste peut-être de parler d’incarnation ou d’évocation… Dans l’évocation ou l’incarnation, au contraire, quelque chose de la réalité visée passe dans la figuration elle-même, non pas comme un simple indice ou un gage de vérité, mais plutôt comme une empreinte ou une relique efficace du réel » (ceci m’a fait penser à la conception qu’avait Paul Beauchamp de la ‘figure’). L’oracle des dieux joue un rôle décisif: « La seule justification donnée procède d’oracles, mais un oracle en soi ne propose pas d’explication : c’est la formulation verbale d’un destin dont le ressort lui-même demeure impénétrable. L’oracle exprime simplement le fait que les dieux en ont décidé ainsi : il sacralise l’arbitraire de l’existence ». Le sens de la pièce était lié à dess lieux géographiques précis: « Notre admiration ne va qu’à des ruines. Notre commentaire, notre sentiment esthétique lui-même ne sont rendus possibles que par la disparition du lieu, laquelle crée des effets de polysémie et des ambiguïtés nouvelles, met du mystère là où il n’y avait qu’évidence, enfante l’infinité des interprétations contradictoires. Du lieu lui-même, nul ne peut parler : il est inexplicable, et plus inexplicable encore depuis qu’il est perdu ». « Tel serait le miracle grec : avoir réussi à inventer les formes dans lesquelles l’expérience humaine aurait trouvé d’emblée, par un coup de génie, son expression idéale. Il ne reste plus qu’à admirer. On laissera à d’autres le soin de contester qu’il y ait eu en Grèce un miracle. L’auteur de ces lignes a passé trop de temps de sa vie à lire avec passion la littérature grecque pour que de sa part une telle dénégation ne sonne pas désespérément faux. On contestera simplement que le miracle se situe là où on veut bien le placer et, en particulier, dans le concept de tragique […] Car les tragédies n’ont pas toujours été tragiques. La chose peut surprendre ; elle est pourtant avérée » : « Une tragédie attique est un épisode tiré de la légende héroïque, ayant son unité propre, traité de façon poétique dans un style noble et destiné à être représenté par un choeur de citoyens attiques et deux, voire trois, acteurs, dans le sanctuaire de Dionysos, comme partie intégrante de la célébration publique du culte du dieu ». « Le vrai problème, en fait, c’est Euripide. Les philosophes du tragique l’ont toujours reconnu : nombre de ses pièces, on l’a dit, n’entrent nullement dans le cadre conceptuel qu’ils ont défini. […] Une histoire, bien sûr, opportunément simplifiée par la réduction du corpus de la tragédie attique à trois auteurs, alors même que la pratique de ce théâtre n’a ni commencé avec Eschyle ni cessé avec Euripide, […] que l’on connaît par ailleurs quantité de noms d’autres auteurs de tragédies, dont les oeuvres ne nous sont pas parvenues : Thespis, Phrynichos, Pratinas, Choerilos, Philoclès, Xénoclès, Agathon, Euphorion, Ion de Chios ou Critias ». « Cette première sélection s’en ajouta une seconde, qu’on date en général du IIe siècle de notre ère : à cette époque, dans les milieux scolaires et universitaires, on édita une anthologie contenant sept tragédies d’Eschyle, sept de Sophocle et dix d’Euripide. C’est cette anthologie qui, copiée et diffusée, a sauvé la plus grande partie de ce que nous connaissons de la tragédie attique » et « Il existe en effet quelques manuscrits médiévaux qui, en plus des dix pièces d’Euripide consacrées par le choix, comportent neuf pièces supplémentaires, livrées sans scolies, à la différence des autres. On ne saurait sous-estimer l’importance exceptionnelle de ces huit pièces dites alphabétiques qui, par un rare concours de circonstances, forment un ensemble de documents totalement extérieur au choix scolaire : Plus précisément, parmi les huit tragédies alphabétiques, il ne se trouve qu’un seul drame à issue funeste : Héraclès. Or, la proportion est rigoureusement inverse parmi les dix pièces du choix, dont deux seulement se terminent de manière heureuse : Oreste et Alceste. Autrement dit, si jamais nous n’avions pas conservé les pièces alphabétiques, qui ont toutes chances d’être plus représentatives de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, Euripide nous semblerait non pas le moins tragique, mais le plus tragique des auteurs de tragédies […] Plus incroyable encore, la tragédie modèle par excellence, celle qu’Aristote mettait au premier rang que l’on considère souvent encore comme le chef-d’œuvre absolu du genre, Oedipe roi, n’obtint que le deuxième prix au concours ».
« Or, le concept de tragique, en particulier au sens que lui donne Schelling, n’est pas imaginable sans
l’existence ou la préexistence de la doctrine stoïcienne, c’est-à-dire d’un système réservant au destin une
place centrale ». « Dans la tragédie grecque, ce n’est pas quelque chose qui survient, mais quelqu’un qui vient ». « La tragédie ne s’offre pas en première instance comme une action, mais comme une série de tableaux tirés d’une légende ». Il présente une hypothèse tout à fait séduisante sur ce qu’était la catharsis recherchée par l’auteur et sur laquelle tant de livres ont été écrit: « Littéralement, la catharsis désigne une purification. Il peut s’agir d’une purification religieuse selon un rite adapté : la seconde occurrence de la Poétique a exactement ce sens ». « On peut ainsi paraphraser le fameux passage de la Poétique : ‘ l’imitation tragique accomplit au moyen de la pitié et de la terreur la purification [du spectateur ou du lecteur en le délivrant] des émotions du même genre' ». « On voit par là que, loin de ne concerner que les spectateurs atteints d’un déséquilibre émotionnel, la catharsis présente un intérêt pour tous les individus, même les plus sains, puisqu’elle aboutit à renforcer ou à rétablir leur équilibre physiologique et moral ». « On a longtemps oublié que dans l’Antiquité la lecture à haute voix était prescrite par les médecins comme un acte thérapeutique à part entière ». « Situation apparemment extraordinaire : l’être le plus faible, le plus chargé de souillure, se change en le
plus puissant et répand ses dons à tout va. […] elles illustrent cette capacité du sacré à se retourner en son contraire par une sorte de passage à la limite. En grec comme en latin, le même mot désigne le saint et le maudit (hagios, sacer), comme s’il s’agissait des deux faces indissociables d’une seule réalité. […]
De même que le mot pharmakon désigne aussi bien le médicament que le poison, l’OEdipe pharmakos (quidonne le pharmakon ou en fait office) tantôt empoisonne, tantôt guérit. Il est le sorcier ou le scélérat, mais aussi celui qui sert de remède en purifiant les maux d’autrui et s’offre en sacrifice comme bouc émissaire ». Ainsi, « dans les autos sacramentales, ces pièces de théâtre que l’on donnait en Espagne devant le Saint Sacrement pour conclure la procession de la Fête-Dieu : le rapprochement avec le rituel des Grandes Dionysies a quelque chose de saisissant.[…] Dionysos, fils d’une mortelle, mort et ressuscité, dieu par qui le vin est béni ? Autant de figures qui mènent par analogies progressives de l’Oedipe pharmakos au Rédempteur du monde : Oedipus typus Christi ». « Rapport au lieu, action sur le corps, évocation du dieu : ces mystères de la tragédie antique définissent comme en creux ce que n’est pas notre art du langage, qui ne connaît ni lieux, ni corps, ni dieux. […] le dieu y demeure toujours. La crainte et la prière s’accordent mieux à leur réalité profonde que l’émotion esthétique pure et l’exégèse formelle ». J’espère que ces quelques notes donneront le désir de lire cet essai passionnant nourri d’érudition et qui changera à jamais votre regard sur la Grèce et son « théâtre »…