La thèse principale de ce livre est simple : les juifs sont un des groupes les plus mobiles (avec les Libanais, les Arméniens…), voué aux échanges de toutes natures entre les humains. Appelés les mercuriens par référence à Hermès, dieu de la communication, ils se distinguent des apolliniens, membres des civilisations paysannes (comme les peuples slaves). Bien que les observations qui suivent le bref chapitre « théorique » ne soient pas nouvelles, on éprouve beaucoup de plaisir à le lire tant l’auteur a un remarquable sens de la formule ; l’expression bien frappée en dit plus que de longs développements. En faisant appel à la littérature et à des témoignages familiaux, Y. Slezkine rend touchantes et justes les trajectoires des juifs russes qu’il décrit. Après avoir embrassé avec ardeur la modernité européenne au XIXe siècle, y compris pour certains dans sa forme nationale avec le sionisme, puis au début du XXe siècle avec le communisme dans l’espoir d’accéder à une fraternité universelle, les juifs se sont trouvés peu à peu exclus des nouveaux Etats-Nations européens. Pourtant, souvenons-nous avec quel enthousiasme les juifs avaient accueilli la sortie de l’espace communautaire traditionnel. Selon l’auteur, jamais groupe humain n’aura à ce point rejeté et méprisé ses parents que les juifs de la « zone de résidence » entre 1900 et 1930. Trois options étaient offertes aux juifs des shtetls de l’est européen : le départ pour l’Amérique où pouvait se conserver leur religion dans un Etat « où l’existence d’allégeances secondaires est un élément constituant du système politique », le départ pour Israël, qui sera après 1945 le seul Etat à continuer « à vivre dans l’Europe des années 30 » et enfin le départ pour Moscou avec l’option communiste. Ce chapitre soviétique de l’histoire juive est le plus fouillé. Rarement un auteur aura si bien fait partager le destin de ceux qui, après avoir consacré toutes leurs forces à un dépassement des origines ethniques, y furent brutalement ramenés. Fourmillant d’anecdotes et de témoignages, ce livre original n’est dépourvu ni d’humour ni de finesse.
Recension parue dans la revue Etudes en 2010