A ma grande surprise, je réalise que je n’avais pas mis sur mon site une petite recension de ce livre majeur de mon ami Daniel Boyarin (que j’avais traduit en français en 2013). Il s’agit d’un livre capital: même si l’on ne suit pas en tout les thèses de l’auteur -Daniel est un maître aussi dans l’exercice fort américain de pushing a good case too far 😉 – le livre est très suggestif. Construit en quatre chapitres, il déconstruit nos évidences les plus naturelles sur le comment est advenue la séparation entre ‘juifs’ et ‘chrétiens’ dans les premiers siècles de notre ère.
Nous sommes habitués depuis longtemps à penser que judaïsme et christianisme sont deux religions bien différentes et facilement reconnaissables. Il semble par exemple évident à tous que la Trinité est une notion manifestement chrétienne et non juive et, d’autre part, que le respect des commandements de la Torah que l’on qualifie un peu facilement de rituels (lois alimentaires, circoncision, shabbat) définit le judaïsme. De même, on trouve encore souvent écrit que, lors d’un certain ‘concile’ de Yavné, petite ville de Judée – tenu après la prise de Jérusalem en 70, à l’issue de la première grande révolte juive contre Rome – les juifs auraient défini toute une série de lois définissant ce qu’était le judaïsme désormais privé de Temple. La ‘séparation des chemins’ (the Parting of the Ways), selon l’expression consacrée, entre deux entités claires et distinctes, appelées judaïsme et christianisme, s’est-elle vraiment produite ainsi et à ce moment-là ? Le chercheur franco-israélien S. Mimouni écrit nettement : « Le synode de Yabneh est plus une construction mythique qu’une réalité historique et, même s’il s’est tenu, ses décisions n’ont touché que les membres du mouvement des rabbins et nullement les judéens dans leur ensemble ». Daniel Boyarin affirme qu’il veut écrire l’histoire « d’un temps où juifs et chrétiens étaient beaucoup plus mélangés les uns avec les autres qu’ils ne le sont aujourd’hui, où il y avait beaucoup de juifs qui croyaient en quelque chose de très similaire au Père et au Fils et même en quelque chose très similaire à l’Incarnation du Fils dans le Messie, d’un temps où des disciples de Jésus mangeaient casher comme les juifs, et en conséquence un temps dans lequel la question de la différence entre judaïsme et christianisme n’existait tout simplement pas comme aujourd’hui. Jésus quand il vint, vint dans une forme que beaucoup, beaucoup de juifs attendaient : une seconde figure divine incarnée en un humain. La question n’était pas : ‘est-ce qu’un Messie divin vient ?’ mais seulement ‘est-ce que ce charpentier de Nazareth est Celui que nous attendons ?’ De façon peu surprenante, certains juifs ont dit oui et d’autres non. Aujourd’hui, nous appelons le premier groupe, celui des chrétiens et le second celui des juifs, mais ce n’était pas le cas à l’époque, pas du tout. Tout le monde à l’époque – à la fois ceux qui acceptaient Jésus et ceux qui s’y refusaient – était juif (ou israélite, la terminologie ancienne exacte). En fait, il n’y avait pas du tout de judaïsme, ni de christianisme. L’idée même d’une ‘religion’, c’est-à-dire d’un nombre de religions à laquelle quelqu’un peut ou pas appartenir, n’était pas encore apparu sur scène et ne le ferait pas avant quelques siècles » . En une formule, il dit: « toutes les idées sur le Christ sont anciennes, la nouveauté, c’est Jésus » . L’idée qu’un ‘Fils de l’Homme’ soit consubstantiel à Dieu, ait un trône comme Dieu à côté du sien et soit destiné à faire venir son Royaume, et l’idée que ce Messie, avant d’être glorieux, passe par des souffrances, existaient déjà avant Jésus. La source de ces conceptions théologiques se trouvent principalement dans le livre de Daniel (et dans les multiples écrits para-testamentaires inspirés de façon principale par Daniel) : « En lisant attentivement le livre de Daniel, au moins certains Juifs —ceux qui sont derrière la composition des Similitudes d’Enoch du premier siècle et ceux qui ont été avec Jésus— ont conclu que le rédempteur serait une figure divine appelé le Fils de l’Homme, qui viendrait sur terre comme un humain, sauverait les Juifs de l’oppression et gouvernerait le monde. Aux yeux de beaucoup, Jésus semblait coïncider avec ce portrait-robot ». Daniel Boyarin traite longuement de la question du Fils de l’homme dans les deux premiers chapitres avant d’aborder la question du lavement des mains évoquée en Mc 7 et de finir en montrant que le thème d’un messie souffrant n’était pas une invention des premiers chrétiens (ou de Jésus). Bref un livre qui apprend beaucoup de choses en peu de pages, dense mais passionnant.