« Quid du lien social dans le cinéma japonais ? » Cette forte question, qui vous préoccupe beaucoup ces temps-ci j’imagine, peut être un bon moyen d’entrer dans L’Anguille de Imamura et Hana-bi de Kitano. Ils nous racontent la vie d’un japonais ordinaire, le premier est policier en fin de carrière, l’autre cadre dans une banque. Travail de routine, effectué assis dans sa voiture ou devant son ordinateur. Plans de métros aux heures de pointe, de gratte-ciels anonymes. Dureté des relations humaines malgré les vestiges d’un Japon disparu que sont les salutations rituelles. Scènes de mutisme à deux qui disent mieux que de vains bavardages l’impossibilité de se parler vraiment. Alors nos deux ‘héros’ pètent les plombs. Court-circuit salutaire et révélateur quoique lourd de conséquences. L’ex-flic part dans une cavale sans issue avec sa femme atteinte d’un cancer sans oublier de se signaler de temps à autre à son ami paraplégique (sic !) qui se demande quant à lui si la peinture peut redonner du sens lorsque tout le reste s’est effondré. Le second revient un soir à l’improviste pour trouver son épouse avec un autre. L’ayant tuée, il se retrouve 8 ans en prison, en sort et s’installe dans un coin désert pour pêcher et parler à son anguille, qui note t-il, ‘ne dit pas un mot de trop’… Le premier nous fait redécouvrir les beautés de la montagne japonaise, loin du bruit et de la ville, où il réapprend les gestes de la tendresse. De même le second, nous fait apprécier les charmes des rives poissonneuses d’une rivière surgie du passé dans ce décor de banlieue glauque. Quasi contraint de travailler avec une jeune golden girl qui a manqué son suicide et se raccroche à cet homme énigmatique qui semble n’avoir aucune volonté de puissance, il se demande s’il lui sera possible de se lier à nouveau avec un être humain. Et c’est bien le soutien et l’amitié de ses voisins qui lui permettront de croire encore en la vie. Que conclure de ces deux films magnifiques, sombres sans être désespérés ? Peut-on vivre humainement sa vie et son travail dans le stress tel qu’il est subi dans les entreprises modernes, nourrir sa relation conjugale quand on travaille 60 heures par semaine en croisant sa femme quelques secondes, bâtir des amitiés quand les relations humaines semblent bâties sur l’hypocrisie et la violence ? Renouer avec les racines de sa tradition spirituelle quand le temple bouddhiste paraît à des années lumières du monde que je côtoie ? Et si ces questions n’étaient pas uniquement japonaises ? Et si le britannique The Full Monty ne nous disait pas quelque chose d’analogue sur la difficulté d’être un homme et surtout un père, dans la banlieue paupérisée de Sheffield ? Et si le conte français Marius et Jeannette ne nous racontait pas finalement le désir de tant de gens de vivre des relations à taille humaine, tant dans leur travail que dans leur vie affective ? Désir qui paraît fou de travailler en étant respecté par une entreprise qui saurait que le travail n’est pas la seule dimension qui compte dans une vie. Désir de vivre un amour profond et durable où les faiblesses de chacun seraient les leviers d’une tendresse qui ne réduit pas l’amour à la séduction. Désir de connaître des moments d’amitié gratuite autour de passions partagées sans craindre de voir sa confiance sans cesse trahie. ‘Lorsque le doigt du sage montre le ciel, l’imbécile regarde le doigt’ nous dit le proverbe chinois. Si ces films parfois durs et qui ne cachent rien des poids quotidiens nous font sourire et nous touchent, c’est peut-être parce qu’ils pointent vers une humanité qui ne s’est pas encore reniée elle-même et qui n’a pas désespérée de ce précieux lien social. »
FILM – 01/10/1997- de Shohei Imamura avec Mitsuko Baisho, Koji Yakusho