Unique roman de son auteur hongrois qui se suicida peu après l’avoir écrit, ce livre est un choc à la fois littéraire et spirituel. Conçu comme une suite de vignettes, de courtes scènes décrites par les yeux d’un jeune garçon de 7/10 ans dans la Hongrie de la fin des années 50, début des années 60. C’est l’histoire d’une famille vivant dans un village qui les ostracise et qui connait une misère profonde: les efforts pathétiques du père pour trouver un travail, l’énergie désespérée de la mère pour nourrir ses enfants, le tout sur le fond d’une angoisse existentielle intense: qui sont-ils? Hongrois? Roumains, Juifs? Certains paragraphes sont d’une force incroyable. Les formules aiguisées et âpres: « Car rien ne prend jamais fin. De même que la haine ne cessera jamais. L’homme répète chacune de ses erreurs à l’infini. Voilà pourquoi il a peur pour son enfant ; parce que, lui-même, il a été un enfant. Celui qui te donne conseil t’attire dans un traquenard. Tu ne dois jamais lui faire confiance. Parce que, ici, tu ne peux faire confiance à personne » (87) ou cette page saisissante: » ‘Mais pourquoi m’appellent-ils sale Juif ?’ Lui demandai-je.’Parce que, pour eux, tous ceux qui ne meurent pas là où ils sont nés sont des juifs. Ils sentent que celui qui va les quitter est différent. Ils sentent l’odeur de l’étranger sur la personne qui n’est pas comme eux. Ils ne supportent que leurs congénères. Celui qui s’en va est un traître. Celui qui est différent l’est aussi. Et celui qui veut être différent l’est aussi. Ils considèrent comme Juif toute personne qui se sert de son cerveau. Celui qui est plus intelligent qu’eux, c’est un Juif. Quand ils remarquent qu’un enfant a l’esprit vif, ils lui donnent du pain trempé de gnôle. Ils lui donnent du vin sucré pour l’abêtir. Pour qu’il ne quitte pas ses parents quand ils seront vieux. Pour qu’il reste au village. Pour que, de toute sa vie, il n’ose aller plus loin que le troquet. Parce qu’ils haïssent toute personne qui n’est pas comme eux. Qui réfléchit. Qui gamberge. Qui veut autre chose. Qui veut quelque chose, simplement. Qui porte une étoile au front’, dit ma mère » (172). Un livre noir comme un café turc, ciselé comme une pépite sale dans un torrent furieux…