Dans son œuvre monumentale consacrée au Jésus de l’histoire, le prêtre et historien américain John P. Meier avait consacré son quatrième volume aux relations de Jésus avec la Loi de Moïse. Dans la perspective du synode sur la famille, l’intérêt pour comprendre la nature et le sens des propos de Jésus sur la question du divorce s’est fait plus vif et les éditions du Cerf ont choisi de publier le chapitre consacré à la question tout en l’enrichissant d’un avant-propos nouveau de l’auteur, qui rappelle in fine à juste titre qu’un « long périple herméneutique » (147) est nécessaire pour passer de l’analyse des propos de Jésus à l’Eglise d’aujourd’hui.
L’enquête fouillée de J. Meier permet de comprendre l’arrière-plan de l’étonnante prise de position de Jésus (sans que l’on puisse déterminer sa forme exacte) qu’il reconstitue ainsi : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère et qui épouse une femme divorcée commet un adultère » (98). Ce que dit Jésus ne tombe pour ainsi dire pas du ciel mais s’inscrit dans un courant prophétique qui dénonçait les répudiations complaisantes et le mépris de la ‘femme de la jeunesse’ (dont témoigne une lecture du texte complexe de Mal 2,14-16). Tous s’accordent à dire que le divorce – ou pour être plus exact la répudiation à l’initiative du mari – faisait partie de la réalité sociale du Proche-Orient ancien et que la Loi de Moïse est très discrète à ce propos. Seuls quelques versets (Dt 24,1-4), contenant une expression énigmatique (‘honte de quelque chose’), fournissent la base des discussions légales. D’une certaine façon, et de façon analogue à l’esclavage, la Loi encadre, régule, limite, sans pour autant interdire. Dans certains groupes spirituels, comme celui des membres de la communauté de Qumran, la question était débattue et il semble que l’on avait une règle différente, très exigeante, pour le futur roi d’Israël l’empêchant de se remarier (mais cela se trouve dans un texte eschatologique, le Rouleau du Temple). Ce que Jésus énonce n’est donc pas une nouveauté absolue mais une radicalisation spirituelle visant à mettre en valeur l’alliance conjugale, tout comme l’alliance entre le peuple et son Dieu. Quoi qu’il en soit, « l’interdiction du divorce est peut-être même l’enseignement le mieux attesté dans ce que nous appelons la halakha [enseignement sur un point de loi] de Jésus » (125).
La lecture de J. P. Meier permet de mettre en valeur deux éléments importants : tout d’abord la position de Jésus s’inscrit dans sa défense des plus petits, en l’occurrence ici les femmes. Car s’il est vrai que, dans la haute société hellénisée, les femmes pouvaient avoir l’initiative d’une séparation en raison de la puissance de leur famille, cela n’était pas le cas pour l’immense majorité des femmes juives. En second lieu, J. P. Meier montre que les premiers chrétiens ont été embarrassés par cette parole tranchante et que deux exceptions ont été intégrées dans le Nouveau Testament lui-même. Tout d’abord, les communautés matthéennes ont introduit une exception qui, selon toute probabilité, vise l’adultère (ou du moins l’adultère répété) comme le montre le difficile « sauf cas de porneia » de Mt 19,9. Paul lui-même a, de son côté, introduit le ‘privilège paulin’ : une femme (ou un homme), convertie au christianisme et dont le conjoint refuse le baptême, peut divorcer et se remarier dans la communauté chrétienne (cf. 1 Co 7,15).
Que retenir de ce parcours ? Jésus ne s’est pas exprimé de façon juridique mais, s’inscrivant dans la tradition prophétique, a voulu redire : « Que nul ne trahisse la femme de sa jeunesse. Car je hais la répudiation, – dit le Seigneur, Dieu d’Israël°» (Mal 2,15-16). Comme le dit très bien J. P. Meier, il nous faut maintenant interpréter dans l’Esprit le sens de cette position radicale de Jésus. L’Esprit de Jésus a été donné à l’Eglise afin qu’elle transmette la vie qui vient d’en haut. Il y a un cas dans l’Evangile d’une femme répudiée : la Samaritaine de Jean 4, femme que le récit présente implicitement comme ayant été répudiée cinq fois. Nous ne pouvons évidemment pas imaginer la suite du dialogue entre Jésus et cette femme. Mais une chose est sûre : Jésus réoriente sa vie vers la conversion, vers Dieu. Elle court toute joyeuse vers ses concitoyens. Un avenir s’est rouvert. Jésus pourrait-il la renvoyer dans son passé ?
Recension parue dans la revue Etudes en 2015