Le sous titre indique: « Conversations après le 7 octobre ». Deux chocs pour cette femme rabbin libérale en France. Découvrir comment des réflexions, ou réflexes antisémites, refont surface ouvertement et, d’autre part, être témoin de ce que devient l’Etat d’Israël… Pas facile de vivre ce grand écart. Alors, par le biais de conversations avec différents interlocuteurs, morts ou vivants (avec une mention spéciale à sa grand mère roumaine), Delphine fait part de son trouble tout comme des pensées qui lui viennent. Pas de ‘réponse’ ou de ‘recette’ ici, mais le partage d’états d’âme qui sont ceux de beaucoup de juifs en France et dans le monde… Chemin faisant, l’une ou l’autre expression frappe et touche. Parlant du yiddish, elle écrit ainsi: « Ne vous y méprenez pas, ce n’est pas la langue des juifs. C’est celle des hommes qui perçoivent, des profondeurs du désespoir, que leur humanité chancelante demande à être sauvée ». Sauver l’humanité contre elle-même… Malgré les horreurs du 7 octobre, elle constate amèrement que: « Le problème est que dans le catalogue des faibles, il y a beaucoup de monde… mais les juifs n’apparaissent nulle part. Bizarre bizarre… même quand ils sont assassinés, défenestrés, brûlés, torturés, violés ou kidnappés, rien ne suffit à les rendre assez faibles, ou dignes d’être protégés. Leur vulnérabilité reste toujours à démontrer ». De fait, il est étonnant (euphémisme) que des manifestations (en Occident) en ‘faveur des Palestiniens’ puissent ne faire aucune mention des otages ou rappeler, par l’une ou l’autre pancarte ou prise de paroles, qu’ils sont aussi solidaires des otages ou des familles des victimes du 7 octobre. On crie des mots sans mesurer comment ils peuvent entendus par des Juifs.
Elle partage la façon dont cet événement l’a mis en crise d’une certaine façon. Rencontrant, en qualité de rabbin, une femme mourante elle observe: « Humain vulnérable face à humain vulnérable. ‘Femme que la mort visite’ en conversation avec une ‘femme que la mort visite’. Deux êtres endeuillés qui savent que rien ne sera plus jamais comme avant. Je me suis confiée à elle sur mes problématiques pastorales ou mes projets d’écriture, comme je ne l’aurais jamais fait auparavant, dans l’accompagnement d’un autre… Il me semble aujourd’hui que Rose et le 7 octobre ont fait de moi une autre femme peut-être ; un autre rabbin, sûrement. » Elle a d’autant plus de légitimité à parler qu’on ne peut la soupçonner de se taire sur les souffrances palestiniennes, comme son fameux sermon de Kippour cette année l’a démontré: « J’ai beau, depuis des années, appeler avec force à la reconnaissance des droits des Palestiniens et à une solution à deux États, rien n’y fera. Car au bout du compte, c’est précisément cette force qui me sera reprochée ». Elle disait: « J’ai parlé, ce jour-là, du danger que court Israël chaque fois qu’il se sent infaillible, chaque fois qu’il se croit installé et pleinement légitime dans sa propriété ou son plein droit, chaque fois qu’il oublie le visage d’un autre qui lui fait face. Il piétine alors l’histoire juive et les leçons de la vulnérabilité. Devant toute ma communauté réunie au jour le plus solennel de l’année juive, je pointais du doigt la politique du gouvernement israélien en place, son arrogance, et l’hubris de force et de puissance qu’il cultive, par la voix de certains ministres. Leur culte de la terre et de la suprématie religieuse est, à mon sens, aux antipodes de ce que la sagesse juive nous a enseigné. Moi, petite juive de diaspora, héritière des Jacob boiteux de l’Histoire, je regarde ce pays que j’aime, et je redoute par-dessus tout son « Ésaü-isation ». Je voudrais tant qu’il sorte de cette nuit autrement. Transformé par sa blessure ». C’est proche de ce que Daniel Boyarin appelle ‘l’hasmonéïsation’ d’Israël, la politique de la force pure.
Elle fait part d’un dialogue poignant avec son fils, un dialogue qui a lieu dans bien des familles juives (de France et du monde): « ‘Tu sais ce que tu aurais de mieux à faire ? Retirer de ton cou ton étoile de David. J’aimerais bien que tu l’enlèves, quelques jours ou quelques semaines seulement, juste le temps que les choses s’apaisent un peu. Tu veux bien, dis ?’ Mon fils m’a regardée droit dans les yeux. Il s’est approché de moi tout doucement et il m’a prise dans ses bras. Ensuite, il a murmuré à mon oreille : ‘Pas question, maman ! Je la garde' ». Poignant. Elle fait état de ces conversations précieuses qui encouragent et réconfortent. Elle mentionne deux interlocuteurs notamment avec qui elle parle d’éprouvée à éprouvé: « Je réfléchis à ceux qui ont toujours été mes planches de salut, mes sources d’eau vive. Certaines conversations amicales me sauvent de la noyade. Ces dialogues font bouée et je m’y accroche. Il y a par exemple les échanges que j’ai avec Wajdi Mouawad. Lui, est hanté par la guerre du Liban. Ses fantômes se sont installés dans sa vie pendant son enfance, au moment où sa famille comprenait qu’elle ne serait plus jamais installée nulle part. Cet exil sans retour habite, depuis, toute sa création. D’autres conversations m’ont puissamment ramenée à la vie. Notamment celles que j’ai eues ces dernières semaines avec Kamel Daoud ». Oui, il est des amitiés qui ‘ramènent puissamment à la vie’. Elle aime à dire comment Israël a toujours composé avec ses voisins et rejoint l’hybridité chère à Daniel: « Le judaïsme aussi est en dette. Il est l’enfant de sa rencontre avec les Égyptiens, les Chaldéens, les Cananéens, les Perses, les Sumériens et tant d’autres. Il porte la trace de leur influence. » Elle ajoute: « Israël, dans la Bible, n’est pas un pays. À l’origine, ce n’est ni le nom d’une terre, ni le nom d’un peuple, mais celui d’un homme. C’est l’identité d’un être qui lutte et sera, pour toujours, défini par la trace d’un combat originel. » Elle veut encore, si ce n’est croire en la venue d’un Messie de paix, du moins croire à la force des mots justes et des paroles de paix: « Je me demande, à mon tour, comment sauver les mots et nous sauver nous-mêmes, de ce que la haine fait aux uns et aux autres. Je ne sais d’où viendra le Messie et s’il a la moindre raison de venir. Il me semble qu’il ne sera ni ministre, ni général ni stratège, mais peut-être poète ou exégète, un homme ou une femme qui sait écouter les mots, jouer avec eux, et reconstruire ainsi un autre monde ». Que le Seigneur de la Parole nous aide à trouver les mots justes et les paroles aidantes, pour nous et pour le monde. Amen, amen.